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Présentation

Colloque Littérature et « temps des révoltes » (Italie, 1967-1980) : 27, 28, 29 novembre 2008

Hypothèse méthodologique

On partira de ce que Calvino écrivait en 1964 à propos de Una questione privata de Beppe Fenoglio : « … solo ora, grazie a Fenoglio, possiamo dire che une stagione è compiuta, solo ora siamo certi che è veramente esistita ». De 1967 à 1980, une autre saison de l’histoire italienne s’est déroulée et nous comptons interroger la littérature pour mettre en évidence que cette saison-là aussi a réellement existé, que des vies ont été passées au feu de l’événement et de l’écriture, que des façons d’agir et de vivre se sont modifiées. Il n’y a pas là de volonté de comparer la saison de la résistance et celle des mouvements de contestation sociale et politique, qui ont parfois débouché sur des formes radicales et, pour certains groupes et individus, sur le choix de l’affrontement armé ; la « qualité de ces temps » est bien différente, même si certains acteurs des années soixante-dix pensaient bien souvent aux partisans comme à des grands frères, et s’il est arrivé que certains de ces anciens partisans acceptent cette fraternité ou cette filiation. Il s’agit simplement de dire qu’un moment spécifique de l’histoire italienne s’est déroulé, de rappeler d’ailleurs que ce moment italien était un aspect d’un mouvement à l’échelle du monde occidental tout entier, et de partir de l’hypothèse que la littérature demeure un des instruments d’investigation nécessaires pour qui veut comprendre ce moment, les aspirations et les désirs de ceux et celles qui y ont participé.

Bornes et repères chronologiques

La période concernée coïncide – à un écart de trois années près dont il va être question ci-après – avec celle sur laquelle le CERCIC (sous-groupe du GERCI (EA 611, université Stendhal-Grenoble 3) enquête depuis 2003, par ses colloques thématiques sur la littérature italienne de 1970 à nos jours. En outre, lors de deux journées d’études de l’UMR 5206 Triangle (mai 2007, ENS LSH, Lyon), également partie prenante de ce colloque, cette même période a fait l’objet d’une réflexion menée selon une approche essentiellement historique et politique, qui sera complétée ici par la question de son écriture. Nous reprenons ci-dessous, pour situer les bornes chronologiques, certains des points qui ont été soulignés lors de ces journées par l’historien italien Guido Crainz, auteur de Il paese mancato, Dal miracolo economico agli anni ottanta, Donzelli, 2005.

Dire que la période que nous considérons commence en 1967 signifie prendre en compte le mouvement de contestation étudiante (c’est « le mai rampant », il maggio strisciante) et ses liens avec la forte mobilisation ouvrière de 1969 (« l’automne chaud », l’autunno caldo). Dans cette phase de grande expansion de la mobilisation sociale, pendant laquelle, aux côtés des ouvriers, non sans polémique cependant avec les syndicats ouvriers, il y avait une forte présence du mouvement étudiant, une date – le 12 décembre 1969 – marque un tournant : le massacre de la Banque de l’Agriculture à Milan (17 victimes, que la police et les juges attribuent aussitôt aux anarchistes et donc à la gauche). C’est le début de ce qui fut nommé la « stratégie de la tension » : un durcissement forcé de l’antagonisme social visant à favoriser un tournant à droite.

La « stratégie de la tension » obtient des résultats en termes électoraux : en 1971 et 1972, on assiste à une avancée électorale de la droite (et non de la gauche comme on aurait pu s’y attendre) et en 1972-1973 il y a un gouvernement de centre-droit dirigé par le démocrate chrétien Giulio Andreotti. Le milieu de la décennie est en revanche marqué par une forte poussée de gauche et par une volonté de changement qui connaît ses moments forts en 1974 avec le référendum sur le divorce ; en 1975, avec la poussée du PCI lors des élections administratives [municipales et régionales] qui entraîne la constitution « d’administrations rouges » dans les villes principales et dans de nombreuses régions ; en 1976, avec la poussée du PCI lors des élections « politiques » [législatives] : il obtient alors presque 35% des voix, soit son maximum historique.

Très peu de temps après, le scénario change. Ainsi, en 1978, l’assassinat d’Aldo Moro, marque le moment le plus fort de l’offensive des partisans de la lutte armée ; un mois après cet assassinat, on assiste à la démission du Président de la République Giovanni Leone, qui semble impliqué dans une affaire de corruption liée aux avions de la Lockheed. Ces deux moments doivent être considérés ensemble : la « crise de la République » n’est pas seulement caractérisée par le « terrorisme » mais également par de graves processus de dégradation et de corruption des institutions.

1980 est une autre année importante et emblématique. En automne, au cours d’un dur conflit syndical chez Fiat, Turin est traversée par une grande manifestation contre le syndicat, contre la grève : la « marche des 40.000 », mise en place par les chefs, les cadres, les employés de la Fiat, mais à laquelle participent de nombreux ouvriers, de nombreux habitants de la ville. Ainsi se termine une phase qui avait démarré dans les années 60 avec la rupture de l’isolement ouvrier des années antérieures, du fait de la croissante adhésion à la lutte ouvrière des employés et des couches intermédiaires et de la présence massive des étudiants. Des années 60 aux années 70, aux yeux d’une opinion publique sans cesse plus large, l’injustice s’était identifiée de plus en plus avec l’injustice sociale : ce n’étaient plus seulement les communistes qui estimaient que la classe ouvrière était à la fois la victime principale de cette injustice et, en même temps, le protagoniste d’un changement possible. La « marche des 40.000 » annonce qu’un climat culturel, et pas uniquement politique, vient de changer.

Voilà donc, sommairement esquissée, la période que nous entendons aborder, période qu’on a du mal à nommer : on a vu apparaître au fil des années des expressions visant à en rendre compte et la dénomination rétrospective « années de plomb » qui s’est imposée assez massivement dans l’usage courant ne considére qu’un seul (la « lutte armée », le « terrorisme ») des aspects de cette « saison des mouvements » ou de cette saison de « la grande révolte » (et peut-être serait-il prudent, ici aussi, d’utiliser le pluriel car il n’est pas sûr que les révoltes aient fusionnées). Le résultat de cette focalisation sur le phénomène de la lutte armée est, trop souvent, une approche qui risque d’osciller entre la froideur des catégories historiographiques et sociologiques et le jugement moral qui ne fait qu’importer anachroniquement les luttes passées dans le prisme de la mémoire avec, comme seul but, la volonté de les faire durer, et cela pour en souligner l’aspect monstrueux, et de faire survivre ainsi la division facile entre « gentils » et « méchants » comme cela a été souligné par Nanni Balestrini et Primo Moroni dans leur importante contribution à l’étude de ces années-là (voir Bibliographie ci-après).

Les années passant, les axes d’études, les formes d’approche se sont multipliées et ont permis de dépasser la dichotomie entre raison et passion, entre « gentils » et « méchants ». Il en résulte un ensemble de textes souvent originaux, qui multiplient les niveaux rhétoriques, les formes littéraires nouvelles, l’expérimentation de nouveaux genres, le mélange inédit entre genres traditionnellement distincts. Le résultat permet d’offrir au lecteur intéressé par ce moment central de l’histoire italienne contemporaine de multiples points de vue, un effet caléidoscopique sur ce « temps des révoltes » et, de la sorte, d’avoir à sa disposition un corpus sans cesse actualisé lui permettant d’appréhender la complexité de cette période de luttes sociales et politiques en Italie.

Or, c’est bien là que le passage par la littérature soutient et enrichit les discours sociologique ou historique. La richesse des textes consacrés à cette période n’est pas la simple expression d’une thématique encore brûlante dans la mémoire italienne. Il nous semble qu’elle est, au contraire, la manifestation d’une véritable volonté de compréhension, mais d’une compréhension qui sache s’adapter plastiquement à un phénomène complexe, qui sache lui être fidèle, qui sache en reproduire les aspérités, les contradictions, les enthousiasmes, sans jamais céder à la tentation passionnelle du moralisme revanchard ou du discours froid, enfermant et lissant dans des statistiques et des graphiques des luttes souvent encore vivantes dans la chair même de ceux qui y ont laissé une partie de leur jeunesse, de leur volonté de transformer le monde.

L’approche que nous proposons au cours de ce colloque est donc double. Il s’agit à la fois de montrer et de présenter la richesse de cette littérature, son aspect polymorphe, déroutant parfois, mais aussi de montrer la contribution que cette littérature permet de donner à la compréhension politique et historique de cette « saison » de l’histoire italienne.
Pour essayer de sérier cette approche, nous distinguerons trois grandes perspectives :

- Une première perspective consacrée aux textes contemporains des « années de plomb ». Cet aspect mérite d’être souligné dans la mesure où, souvent, seuls les textes postérieurs sont étudiés. Or une telle approche fait abstraction de la très grande diversité des formes d’expression qui se développent dans les années 1970 en Italie. Nous pensons en particulier à certaines expériences menées à l’Université de Trente, à des slogans, aux productions du mouvement de 1977, etc. Certains textes ont par ailleurs été écrits lors des « années de plomb », textes dont il est difficile de discerner le statut, le niveau rhétorique. On peut penser en particulier aux Memorie della clandestinità, texte paru anonymement et qui évoque l’engagement d’un jeune homme dans la lutte armée. On peut également se référer à Nucleo Zero de Luce d’Eramo, texte également paru en 1981 et qui évoque de manière très suggestive le traumatisme de la vie clandestine. La littérature est ici explicitement associée à la recherche historique. Nombreux sont en effet les chercheurs qui montrent l’importance des mécanismes politiques et psychologiques de la clandestinité dans le passage à la radicalité politique.

- La seconde perspective renvoie aux textes des acteurs de cette époque, écrits rétrospectivement. La perspective est intéressante car elle fait se mélanger le travail de la mémoire, mais également la diversité des points de vue à partir desquels se fait ce même travail. D’une certaine façon, on peut à la limite discerner une sorte de corrélation entre le choix d’un niveau rhétorique utilisé rétrospectivement et le degré d’engagement initial des acteurs. Ce n’est pas, par exemple, la même chose d’écrire un roman dans les années 1980 du fond de la cellule blindée d’une « prison spéciale » et d’évoquer avec nostalgie l’enthousiasme des manifestations passées. Pour reprendre le titre d’un livre de Nanni Balestrini, Gli invisibili, il serait intéressant de montrer dans cette perspective dans quelle mesure les acteurs politiques des « années de plomb » se sont servis de la littérature pour justement redevenir « visibles », pour donner sens à leur engagement passé, à leurs propres yeux, mais aussi pour les autres. Il serait notamment intéressant d’évoquer certaines expériences littéraires, parfois discutables, mais toujours intéressantes dans leur projet. Nous pensons ici aux expérimentations littéraires liées à la coopérative éditoriale « Sensibili alle foglie » et plus généralement au travail de Renato Curcio, à la forme souvent déconcertante de certains de ses textes, qui neutralisent les limites classiques entre simple témoignage, autobiographie, travail psychanalytique, poétique, historique. Il en ressort des textes inclassables (Whky, La soglia, Nel bosco di bistorco, etc). Ce mélange innovant des niveaux rhétoriques est certainement l’aspect qui marque le plus la recherche rétrospective, le travail sur la mémoire. À nouveau, la littérature constitue un moyen particulièrement efficace pour aborder de manière plastique une période complexe souvent aux yeux mêmes de ses propres acteurs. Le choix du prisme carcéral pour évoquer la lutte armée (Geraldina Colotti, Barbara Balzerani, Alberto Franceschini, Arrigo Cavallina, Giorgio Panizzari), celui du « Giallo » (Cesare Battisti, Attilio Veraldi, Alberto Franceschini) ou celui de la simple autobiographie, doit être lié à cette volonté de donner sens à un engagement qui parfois a perdu sa signification pour ses acteurs mêmes. À la marge de ces engagements individuels, il serait intéressant d’évoquer plus généralement l’écho de ces luttes chez certains cantautori (Guccini, De André), dans la bande dessinée, le cinéma, etc.

- La dernière perspective renvoie aux productions les plus contemporaines, qui pensent rétrospectivement les « années de plomb ». L’intérêt de ces textes est de servir d’écho, de miroir aux témoignages des acteurs, mais aussi d’offrir de nouvelles thématiques, de nouvelles perspectives, une nouvelle géographie. La question de l’hospitalité et plus généralement du statut ambigu des « fiancheggiatori » est souvent évoquée (Francesco Costa, Gianni Marilotti). Il en va de même pour la question de l’engagement faussement oublié et qui ressurgit de manière violente (Stefano Tassinari), de blessures jamais refermées malgré l’apparence (Rocco Carbone, Teresa Zoni Zanetti, Erri De Luca) etc. On pourrait aussi évoquer certains textes qui tentent d’utiliser l’humour et la dérision pour parler du terrorisme (Sergio Lambiase). Il ne s’agit bien évidemment là que de l’évocation de quelques-unes des thématiques présentes dans ces textes contemporains.