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Cesare Battisti : roman noir et mémoires de la désillusion politique

Martine Bovo-Romoeuf

Résumé

Depuis que « l’affaire Battisti » a défrayé la chronique de nos quotidiens, ralliant dès février 2004 nombre d’intellectuels de gauche et d’extrême gauche montés au créneau pour sa défense, on associe spontanément au nom de Cesare Battisti le sort de ces anciens activistes de la période des années de plomb réfugiés dans l’hexagone ainsi que la polémique liée aux revirements politiques du gouvernement français lorsqu’il décida de donner une suite favorable aux demandes d’extradition des anciens activistes réclamés par l’Italie.

C’est oublier que Cesare Battisti, qui fut un membre actif du groupe des PAC (Prolétaires Armés pour le Communisme) est aussi romancier et que chez lui, la vie et la fiction sont étroitement mêlées au point qu’il est difficile d’envisager l’une sans l’autre. On observera ainsi un double mouvement entre Fiction et Expérience révolutionnaire.

Tout d’abord, notons que sa production romanesque comprend quatorze ouvrages qui furent écrits pendant son séjour en France alors qu’il refaisait sa vie dans la capitale et fréquentait le milieu des écrivains du polar noir français, entre 1993 et 2004, date de sa fuite à l’étranger. Si certains livres abordent la période révolutionnaire de façon très marginale, un groupe de romans (Travestito da uomo, Orma rossa, Buena Onda et L’ultimo sparo) dont la publication s’étale entre 1993 et 1998, interroge directement le rapport de la mise en fiction de son expérience personnelle. Le genre du roman noir le conduit tour à tour à offrir une radiographie surprenante du milieu des anciens activistes révolutionnaires en exil (Travestito da uomo, Buena Onda), à tenter de cerner la désillusion après avoir mis en fiction l’imaginaire politique qui a alimenté la lutte armée (Orma rossa). Puis, sous couvert d’une écriture de genre, Battisti se raconte indirectement dans L’ultimo sparo qui a la saveur d’une lente descente dans les abîmes de la désillusion, d’une dérive inéluctable de la lutte armée. Dans ces cas, l’expérience nourrit et glisse dans la fiction, et l’on s’interrogera sur la façon dont le roman noir, en tant que genre, permet à l’auteur d’aborder le chapitre de la violence sociale et politique.

Dans un deuxième temps, nous nous pencherons sur le mouvement inverse, c’est-à-dire la façon dont l’écriture tente d’infléchir le cours d’une Histoire qui a rattrapé ses acteurs principaux : pendant son exil pour échapper à l’extradition vers l’Italie, Battisti écrit un essai paru sous le titre Ma cavale (Paris, Grasset, 2006) avec préface de Bernard-Henri Levy et postface de Fred Vargas, destiné à modifier son image publique et à le disculper. Il ne s’agit plus de fiction cette fois, mais Battisti, fort de sa célébrité toute parisienne et rompu à l’écriture policière s’attache à examiner de près toutes les étapes d’un vaste complot politique dont il est – du moins le clame-t-il ainsi- la victime désignée.

Texte intégral

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Le cas judiciaire de Cesare Battisti, qui avait embrassé la lutte armée dans le cadre des PAC (groupuscule des Prolétaires armés pour le communisme) a été très médiatisé en France, notamment entre 1990 et 2004. C’est précisément à cette époque que l’ancien militant s’est fait connaître comme écrivain de romans noirs, à Paris, après avoir été adoubé par l’éditeur et critique Claude Mesplède et accueilli favorablement dans les milieux du polar français. Rappelons quelques jalons de sa biographie, indispensables pour mieux comprendre les circonstances dans lesquelles il entre en littérature. Battisti est entré en contact avec la contestation étudiante dès 1968. Il a fait de la prison en 1974 pour vol à main armée, a rejoint les PAC en 1976, a été condamné à nouveau en 1981 pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste et recel d’armes. Il s’est évadé de prison en 1982 grâce à une opération commando pilotée par ses compagnons d’armes et s’est réfugié au Mexique jusqu’en 1990. Entre-temps, son procès a été rouvert en Italie à la suite des déclarations du repenti Pietro Mutti, et il a été condamné par contumace en 1988 pour double meurtre et deux complicités d’assassinat[1]. En 1990, il revient en France, profitant de la jurisprudence Mitterrand qui assurait protection aux anciens militants italiens d’extrême gauche ayant rompu avec la violence, et entame sa carrière d’auteur de romans noirs.

Sans entrer dans un débat politique qui est toujours d’actualité, nous voudrions souligner le fait que sa production fictionnelle naît dans un contexte d’agitation politique puisque son cas judiciaire connaît des rebondissements en Italie (en 1995, condamnation à la perpétuité) ; les menaces d’extradition se précisent au fil des ans alors qu’il tente de se soustraire à la précarité sociale en vivotant comme écrivain et gardien d’immeuble. Le fait qu’il ait été inséré dans le monde du polar parisien a certainement contribué à sa visibilité : il a écrit des romans noirs qu’il a nourris de sa propre biographie tourmentée, et c’est ce lien permanent entre fiction et biographie qui retiendra notre attention dans cet article. Si sa production comprend quatorze livres qui ont toujours, de près ou de loin, un rapport avec son expérience des années de plomb, elle véhicule une interprétation toute subjective de cette période, et en particulier, se concentre sur la désillusion politique faisant suite à son expérience personnelle. Telle est l’orientation choisie dans cette étude, qui s’attachera à montrer comment l’auteur transfigure sa réalité biographique en bâtissant, au fil de ses romans, une typologie de personnages qui magnifient leur échec révolutionnaire.

Les prémisses d’une écriture pouvant conduire à identifier un véritable filon narratif figurent dans une série de romans que je nommerai le cycle des exilés parisiens, constitué par Travestito da uomo, L’orma rossa, Buena onda et L’ultimo sparo, publiés entre 1993 et 1998 ; les seuls romans – hormis Buena Onda – ayant été publiés, contrairement à tous les autres qui ont vu le jour en France, également en Italie.

On ne saurait se limiter à trouver, dans Travestito da uomo, des accents autobiographiques indéniables par recoupement avec les déclarations de Battisti, notamment à travers son personnage Claudio Raponi, un ancien activiste emprisonné puis libéré par ses compagnons d’armes, décidé à tourner définitivement la page de la lutte armée. Dans le roman, le personnage de Raponi, peu avant son évasion spectaculaire, avait envisagé une fugue avec un compagnon de cellule. Mais l’opération avait échoué, court-circuitée par le gardien de prison qu’il avait soudoyé dans l’espoir de jouer les filles de l’air. Raponi, qui est loin d’être un enfant de chœur, décide d’assassiner le geôlier traître. Sans résumer davantage l’histoire, on notera que le thème de la trahison est l’occasion pour Battisti de raconter une vengeance revendiquée comme « une ultime tentative de ressusciter une noblesse sans espoir »[2].

Le portrait de Raponi est des plus éloquents : il apparaît comme un idéaliste, dernier survivant d’une génération rebelle, noble d’esprit parce que fidèle aux rêves de sa génération tout en sachant, de façon clairvoyante et cynique, la lutte perdue d’avance. Cependant, tout en élaborant ce type de protagoniste, le roman offre une lecture de l’histoire des années de plomb qui accrédite la thèse d’une conspiration à l’échelle nationale. L’intrigue complexe conduit en conclusion à une manipulation politique de haut niveau orchestrée conjointement par la mafia et des politiciens véreux, faisant intervenir aussi des trafics d’armes au profit de Gladio[3], le tout sur fond d’attentats perpétrés dans le seul but de faire diversion et d’en faire endosser la responsabilité au groupe de réfugiés italiens dont faisait partie Raponi, et qui refusaient de refonder les cellules révolutionnaires internationales. Dans ce roman, les rescapés de la période des années de plomb apparaissent tantôt comme des rêveurs nostalgiques idéalistes en complet décalage avec le monde, facilement manipulés (groupe des exilés parisiens), tantôt, à l’instar de Raponi, comme des loups solitaires désireux de tourner définitivement la page sans en avoir les moyens, puisqu’ils sont présentés comme les victimes d’un système.

L’orma rossa conjugue roman noir et réflexion politique de façon explicite, en ayant pour sujet principal une enquête sur les manœuvres obscures qui ont impliqué le parti communiste italien dans des accords secrets bien avant la fin de la guerre. Dans le tourbillon de rebondissements de l’intrigue, où Togliatti aurait permis l’avènement d’une Démocratie chrétienne pro-américaine et où la communauté des exilés parisiens serait infiltrée par des taupes travaillant pour le PCI, émerge l’idée principale qui régit la structure idéologique du roman : celle de la trahison des idéaux. On notera que les déboires du personnage principal, Corrado, sont l’occasion d’expliquer à grands traits l’aventure des années de plomb, en prenant toutefois quelques raccourcis :

Il Movimento era più o meno sdoppiato in due soggetti politici : quello che aveva maturato la rivolta razionalmente, seguendo una coerenza rivoluzionaria di tipo leninista e l’altro, maggioritario negli anni Settanta, che sentiva una necessità intima, profonda, di ribellione. Per quest’ultimo, agire era di per sé una vittoria, una corsa senza fiato verso l’inevitabile sconfitta[4].

Si Buena onda reprend le thème de la trahison comme point de départ du récit d’une longue cavale exotique au Mexique, riche en aventures mouvementées, où la fonction narrative de l’ancien activiste italien n’est qu’un prétexte au récit d’aventures rocambolesques pour infiltrer les zapatistes, L’ultimo sparo constitue le point d’orgue du cycle romanesque, en racontant sur fond de braquages, d’alcool et de femmes l’épopée d’une génération d’Italiens « en sécession armée contre une société qu’ils ne reconnaissent plus comme la leur[5] ». En racontant leur expérience avec un point de vue interne, le roman a la saveur d’une lente descente dans les abîmes de la désillusion politique, d’une dérive inéluctable dont Battisti dévoile les étapes en faisant alterner la reconstitution mémorielle (les événements relatés s’étalent entre janvier 1975 et juin 1979) et le roman noir.

L’ultimo sparo est tout d’abord le récit de la formation de Claudio Basile, qui, de simple délinquant, va se transformer en activiste, avant d’être le roman donnant voix à un tourbillon de personnages qui gravitent autour de lui et dont on observe les faits et pensées par ricochet à partir de sa présence : les autonomes, le mouvement étudiant, les communistes, les anarchistes, les brigadistes, Lotta continua. Au moyen d’une alternance constante de focalisation entre sphère individuelle et sphère collective, il a la particularité de retenir de l’atmosphère des années soixante-dix l’aspect humain, existentiel, parfois délirant, farfelu voire joyeux. À travers les déboires de Basile, Battisti montre une plongée aussi rapide qu’inéluctable dans le terrorisme. Évoquant tour à tour les tensions internes opposant les leaders des autonomes et minant les fondements mêmes de leur idéologie, la recrudescence d’actions d’autofinancement menées sauvagement et sans contrôle par des noyaux d’individus qui usurpent leur sigle, le climat de lassitude éprouvé par une jeunesse fougueuse et désespérée, Battisti se place du côté des perdants d’une bataille rangée vécue et racontée comme un rêve brisé.

Si le livre est fort prenant, il est toutefois à regarder avec circonspection, car l’auteur évacue rapidement l’idée de toute culpabilité dans les actes délictueux évoqués au profit d’un concept qui avait déjà vu le jour en filigrane dans ses romans précédents, mais qui s’affirme avec force ici. L’auteur fait de Basile une sorte de délinquant commun, un électron libre ouvert à toute expérience pourvu qu’il y ait de l’argent à la clé, du risque, de l’action et des filles mais en tout cas, pas un révolutionnaire conscient de la portée politique de ses actes. À plusieurs reprises, l’auteur insiste sur l’ignorance ou la candeur politique de son personnage qui, pourtant, évolue au sein d’un groupuscule décidé à en découdre avec l’État, pilote des commandos qu’il forme à la lutte armée, tue mais, ne comprenant rien de rien à la politique, n’est pas coupable, seulement victime d’une époque et de ses rêves brisés de révolution !

Dans Il Cargo sentimentale (2003), le thème du passé militant rattrapant ses acteurs principaux est décliné avec force pour devenir partie constitutive d’un ADN familial. À la fois récit de la naissance de la désillusion politique chez son protagoniste[6], récit de la persistance d’une fibre révolutionnaire qui se transmet de génération en génération au-delà des frontières italiennes, le tout rehaussé d’une agnitio finale se déroulant dans le petit village bordelais de Saint-Macaire, le roman se développe sur trois générations unies par un même souffle rebelle.

L’évocation des espoirs libertaires ayant nourri la période de la Résistance vécue et racontée par le père de famille alterne avec le récit de son fils, militant au sein d’un groupuscule révolutionnaire, obnubilé par l’action[7] évoquée dans sa dimension la plus folle et idéalisée, comme un moment caractérisé par une incommensurable liberté où se mêlent goût du risque, amour sensuel et sentiment de puissance[8]. Les années passant, le sentiment domine d’avoir perdu une bataille, d’être devenu un fantôme mis au ban de la société.

Dans ce roman de formation politique et sentimentale, Battisti fait de l’esprit rebelle atavique le sujet principal de son récit. Ses personnages sont forgés dans un même moule psychologique : ils ne peuvent se soustraire à la logique héréditaire, connaissent chacun à leur époque la désillusion politique faisant suite à l’échec de leurs actions, mais ressortent grandis par cette expérience. Or, il semblerait que nous touchions là au cœur de la mécanique narrative de Battisti : l’activisme devient le tremplin narratif pour brosser des portraits de personnages dont la grandeur, voire la noblesse d’âme se mesurent à l’aune du degré de conscience de leur désillusion. Voilà pourquoi ses personnages, emplis d’amertume et dotés d’un cynisme décapant, font partie d’une conception globale de l’activisme reposant sur le principe de la victimisation, comme on l’a déjà vu à propos de Claudio Basile.

Il semblerait toutefois que cette forme de victimisation atteigne son apogée avec Ma cavale, publié chez Grasset en 2006. Entre-temps, en France, la réélection de Jacques Chirac en mai 2002 et la victoire de la droite aux législatives de juin ont prédisposé les autorités à devenir plus sensibles aux demandes d’extradition formulées par l’Italie. En juin 2003, Rome demande à nouveau que soit extradé Battisti : ce dernier est arrêté en février 2004 à son domicile et c’est à ce moment précis que la polémique fait rage et atteint son apogée.

Deux pamphlets paraissent alors, soulignant l’ampleur de cette polémique autour de Battisti : celui de Fred Vargas, La vérité sur Cesare Battisti[9], et celui de Guillaume Perrault, Génération Battisti. Ils ne voulaient pas savoir[10], aussi véhéments l’un que l’autre, le premier cherchant à innocenter Battisti par le recours à des interventions d’historiens, de romanciers italiens (parmi lesquels figure Valerio Evangelisti) et un travail méticuleux de reconstitution des étapes du cas judiciaire Battisti ; le second s’employant à redimensionner la prose subjective de Fred Vargas et à montrer l’habileté de Battisti et de ses proches dans l’instrumentalisation de son image publique, Battisti ayant « joué le rôle qu’attendaient ses interlocuteurs français, celui du gardien de l’idéal, du perdant magnifique […] et qui, conscient de cette image qu’il façonnait au fil de ses romans, en jouait auprès d’une gauche française victime du syndrome de Peter Pan ». La thèse de Perrault repose sur la conviction que Battisti a cristallisé des passions et des intérêts en France sans grand rapport avec sa personne : « L’hystérie collective qui s’est emparée de Saint-Germain-des-Prés prouve que les sympathisants de Battisti se sont sentis mis en cause personnellement, leur admiration et leur fascination étant le fait d’une génération qui avait fait Mai 68 et aurait pu basculer. »[11]

Dans ce climat paraît le dernier des livres de Battisti : il se détache de l’ensemble de sa production romanesque en s’offrant comme un journal intime, dicté sous l’emprise d’une nécessité. En 2004, au plus fort de la vague médiatique qui devait transformer son cas judiciaire en l’Affaire Battisti, l’ancien militant (aux dires de Fred Vargas) n’avait pu clamer au grand jour son innocence pour « ne pas rompre la stratégie de défense collective décidée par ses avocats »[12]. En juin 2004, Battisti prit la fuite et fit parvenir depuis son lieu d’exil ce dernier ouvrage, écrit en français, préfacé par un Bernard-Henri Lévy brandissant tour à tour avec force éloquence les cartes maîtresses « d’un État de droit français[13] » et d’une diabolisation médiatique soigneusement orchestrée dont Battisti ferait les frais afin « de ne pas raconter vraiment toute cette histoire tragique, complexe, pleine de doubles fonds, de leurres, de cadavres dans les placards, de fausses évidences, de vrais coupables et d’innocents professionnels échangeant leurs crimes et leurs mobiles »[14]. Cette préface donne le ton : Battisti serait le bouc émissaire d’un vaste et complexe complot politique dont les principaux acteurs auraient tout intérêt à ce que l’opinion publique ne comprenne pas les arcanes de leur pouvoir.

Le livre se présente en deux parties distinctes, tant par leur contenu que par leur style respectifs. Dans la première, Battisti expose les modalités et les circonstances de son engagement au sein du groupe des PAC : on retrouve énumérés, dans une succession chronologique particulièrement soignée, les dates, faits, anecdotes permettant de cerner avec précision d’abord son éducation religieusement stalinienne au sein d’une famille communiste, puis ses premiers pas dans la propagande communiste, effectués dans le sillage de son frère aîné, sa rupture avec le PCI suivie de son adhésion à Lotta continua, sa fascination pour les autonomes avec lesquels il participe aux réappropriations prolétaires, enfin son engagement aux côtés des PAC. Autant d’informations qui figuraient dans son roman L’ultimo sparo mais qu’il réécrit cette fois sur un autre ton.

Ce qui ressemble à un journal intime faisant état de faits et de décisions prises pour expliquer le cours d’une partie de son existence est en réalité une forme de réappropriation narrativisée d’un passé dont l’auteur déclare s’être senti dépossédé au cours de la campagne médiatique qui a accompagné ses déboires judiciaires. Ainsi peut-on observer que ledit journal intime s’infléchit vers deux directions. Tout d’abord, les détails biographiques sont agencés tels des puzzles afin de reconstituer l’image d’un Battisti innocenté : lorsqu’il évoque son engagement dans les PAC, fondés en 1976 et dissous en 1979, il insiste sur le fait « qu’il n’existait pas de véritable organisation verticale, les PAC n’étant qu’un sigle dont pouvait s’emparer tout sujet révolutionnaire qui refusait la doctrine de la prise de pouvoir »[15]. À ce titre, et suivant cette logique, Battisti ne pouvait être tenu responsable des crimes dont il avait été accusé, ces crimes pouvant très bien avoir été commis par n’importe qui se réclamant des PAC.

Dans un deuxième temps, il concentre son écriture sur la figure du repenti Pietro Mutti, qui joue un rôle prépondérant dans les rebondissements de son cas judiciaire, et il s’attache à brosser le portrait d’un Pietro Mutti apparaissant tour à tour sous les traits d’un fervent et inquiétant révolutionnaire, d’un bel affabulateur capable de partager avec lui sa femme et ses idées, de l’ami trahi devenu délateur[16]. Sachant que les principaux chefs d’accusation, dans l’Affaire Battisti, portent sur la responsabilité de ce dernier dans deux assassinats et deux complicités d’assassinat et qu’une grande partie de l’argumentation prononcée pour sa défense se concentre sur le fait qu’il ait été condamné par contumace, on comprend dès lors que la teneur de ces pages sert en réalité de socle à une plaidoirie de défense narrativisée, l’écriture concrétisant ce que la réalité lui avait refusé. Toujours dans cette première partie, et ce après avoir jeté les bases de son plaidoyer, il abat les autres cartes de son jeu, celle du pathos sentimental, dès lors qu’il raconte sur un ton ému sa vie tranquille de père de famille avant l’arrestation, puis la visite de ses frères au parloir de la prison, et sa gratitude empreinte d’étonnement à l’égard de son comité de soutien piloté par Fred Vargas ; autant de facettes de sa personnalité mises à nu pour dévoiler l’homme, le montrer dans sa fragilité et son égarement face à l’acharnement politique et médiatique dont il se sent l’objet, en un mot pour renverser l’image de « monstre sans cœur » qui lui colle à la peau. La structure du récit fait alors se succéder au rythme de la confession les dialogues, les descriptions empreintes de nostalgie et de stupeur émue, ce qui ne l’empêche pas, au passage, de régler ses comptes avec la communauté des Italiens exilés à Paris, ces mêmes acteurs qui avaient peuplé ses romans et qu’il accuse à présent d’avoir profité de sa popularité pour redevenir visibles :

La popularité qu’avait soudain acquise la cause des réfugiés était aussi pour eux une occasion en or de dépoussiérer leurs vieux habits de leaders politiques et d’émerger du sous-sol où l’Histoire les avait remisés […]. Quand ce n’était pas pour me faire des reproches, ces ex-camarades ne s’adressaient à moi que pour qu’on leur ouvre une porte jusque-là fermée[17].

Peu à peu émerge des pages le profil de l’homme seul contre tous, abandonné, trahi mais toujours fidèle à ses idéaux révolutionnaires, représentation archétypale qui était présente jusqu’alors chez bon nombre de ses créations masculines protagonistes de romans noirs. Cette fois cependant, c’est cette même représentation qui explique – avec pour objectif de la justifier – la décision de prendre la fuite en juin 2004 après que la cour d’appel de Paris s’est prononcée favorablement pour son extradition. Solitude, incompréhension, conviction d’être la victime toute désignée d’une machination politique ourdie contre toute logique rationnelle dans le plus grand secret et avec le maximum d’efficacité : tous les ingrédients sont réunis pour un nouvel épisode de sa vie et Battisti, dans une soudaine aphasie autobiographique, opère dans la deuxième partie de son ouvrage un changement de ton pour le moins surprenant, coïncidant, sur le plan événementiel, avec le moment où il décide de s’exiler pour échapper à la justice.

Dans cette seconde partie, qui est le récit à proprement parler de son voyage d’exil, Battisti affirme ne plus pouvoir continuer à s’exprimer à la première personne. Il a soudain besoin d’abandonner la modalité narrative du journal intime et de redevenir écrivain de fiction. Or, cette fois, il est de façon déclarée, et non plus détournée, le protagoniste de ce nouvel épisode fictionnel. Il se livre alors au récit d’une aventure rocambolesque où il parle de lui à la troisième personne, se transforme en un personnage, Auguste, en fuite vers une destination inconnue grâce à un ami prêtre qui lui a porté secours et a organisé dans les moindres détails un voyage incognito. La transition narrative entre les deux parties du livre est assurée par le ton caricatural et cynique qu’on lui connaissait dans ses romans ; et voilà Battisti, alias Auguste, doté de faux papiers à bord d’un avion en partance pour une destination exotique inconnue, avec à bord une troupe de pèlerins en goguette flanqués de missionnaires exaltés et d’une jeune et jolie bigote d’autant plus attirante qu’elle est d’une candeur incommensurable et surtout, dotée d’un physique des plus généreux. Repéré dans l’avion par cette dernière et aimablement – si ce n’est religieusement – questionné sur sa présence incongrue, Auguste, qui est loin d’avoir le physique du pèlerin, s’invente une vie à lui raconter, une fiction d’ex-infirme touché par la Grâce et miraculé alors qu’il se recueillait devant Notre-Dame de Paris ; révélation qui a le pouvoir d’enflammer la jeune femme et de la plonger dans une extase mêlée de fascination au récit de ce miracle dont il est la preuve bien vivante, une preuve qu’elle voudrait soudain embrasser avec toute la fougue de sa jeunesse !

Cet exemple d’humour forgé sur un ton caricatural et empreint d’un certain machisme de circonstance n’est pas le seul procédé participant de cette fictionnalisation de l’expérience personnelle : Battisti nous donne à lire des passages truculents qui rappellent indubitablement la veine narrative de ses romans noirs et d’action, notamment avec les topoï narratifs[18] de la fuite désordonnée et mouvementée, de la rencontre musclée avec des contacts révolutionnaires ou des marginaux rebelles charismatiques, de mises à l’épreuve viriles dans les bars entre alcools décapant le gosier et bagarres obligées, sans oublier le topos littéraire de l’exil, agrémenté ici d’une incontournable errance certes solitaire mais anoblie par le charisme du personnage. Or, c’est peut-être sur ce dernier point que l’ouvrage achoppe au modèle de l’autobiographie romancée définie comme œuvre racontant la vie de l’auteur sur un mode mi-véridique mi-fictif pour figurer au tableau des œuvres d’autofiction. En effet, la différence entre les deux genres repose sur le statut de vérité accordé à cette fictionnalisation de l’expérience. S’il est vrai, comme l’affirme Doubrovsky[19], que l’autobiographie classique suppose un sujet qui peut avoir accès à soi-même par le retour sur soi, le regard intérieur et l’introspective véridique et, par là même, est capable de nous livrer l’histoire de ses pensées, faits et gestes, de faire un authentique récit de sa vie, il apparaît que pour l’autofiction, la seule vérité de parole possible soit à comprendre justement dans l’expérience de cette fictionnalisation du moi comme unique moyen d’atteindre la vérité existentielle du sujet. En offrant une lecture de son exil comme un nouvel épisode de roman noir au fil d’une écriture mâtinée d’autofiction, Battisti espérait sûrement regagner l’estime du grand public, se réhabiliter aux yeux d’un lectorat qui avait aimé ses œuvres de la série noire. Or Battisti, en tant que sujet de l’autofiction, a pu changer de peau, restituer des représentations certes improbables de lui-même mais qui permettent d’ouvrir, au fil des pages rocambolesques, de grandes parenthèses réflexives sur le sens qu’il souhaite donner à sa vie, parenthèses que chaque lecteur sera libre de juger fallacieuses ou sincères, précisément parce que l’on est dans cette dimension du texte qui lui permet de livrer sa vérité émotionnelle, intime, existentielle. L’écriture de cet ouvrage revient à certifier que l’imaginaire est véridique et à pérenniser l’image mythifiée du révolutionnaire ayant su transfigurer la désillusion politique en la noblesse d’esprit du rebelle.

Ouvrages de Césare Battisti

Précision : les romans de Cesare Battisti ont été écrits en italien et aussitôt traduits et publiés en français, si bien qu’ils sont davantage connus dans l’hexagone qu’en Italie. Dans la péninsule, ne sont disponibles que Travestito da uomo, L’ultimo sparo : un delinquente comune nella guerriglia italiana, L’orma rossa et Avenida revolucion.

— 1983, Les habits d’ombre, Paris, Gallimard (Série noire) ; 2004, 2006, Paris, Gallimard (Folio Policiers) ; trad. de l’italien par G. Lecas (1993, Travestito da uomo, Bologne, Granata Press).

— 1994, 1997, Nouvel an, nouvelle vie, Paris, Mille et une Nuits ; trad. de l’italien par M. Baccelli (Anno nuovo, vita nuova).

— 1994, L’ombre rouge, Paris, Gallimard (Série noire) ; trad. de l’italien par G. Lecas (1999, L’Orma rossa, Turin, Einaudi).

— 1995, « L’air de rien », Paris rive noire, J.-P. Pouy éd. et al., Paris, Autrement.

— 1997, J’aurai ta Pau, Paris, Baleine (Le Poulpe) ; 2001, Paris, J’ai lu (Librio) ; trad. de l’italien par A. Lauterbach.

— 1996, Buena Onda, Paris, Gallimard (Série noire) ; 2004, 2006, Paris, Gallimard (Folio Policier) ; trad. de l’italien par A. Lauterbach (Buena Onda).

— 1998, Copier-coller, Paris, Flammarion (Castor Poche) ; trad. de l’italien par A. Buresi (Pixel).

— 1998, Dernières cartouches, Paris, Joëlle Losfeld ; 2004, Paris, Rivages/noir ; trad. de l’italien par G. Lecas (1998, L’ultimo sparo : un delinquente comune nella guerriglia italiana, Rome, Derive Approdi, introduction de Valerio Evangelisti).

— 2000, 2006, Jamais plus sans fusil, Paris, Le Masque ; trad. de l’italien par G. Lecas (Tempo da insetti).

— 2003, Avenida revolucion, Paris, Rivages ; trad. de l’italien par C. S. Mazéas et S. Bonucci (2003, Avenida revolucion, Bologne, Nuovi Mondi Media, introduction de Giuseppe Genna).

— 2003, 2005, Le cargo sentimental, Paris, Joëlle Losfeld ; trad. de l’italien par C.-S. Mazéas (Il cargo sentimentale).

— 2003, Vittoria, Paris, Eden Productions ; trad. de l’italien par M. Arnaud (Vittoria).

— 2006, L’eau du diamant, Paris, Le Masque, trad. de l’italien par G. Lecas.

— 2006, Ma cavale, Paris, Grasset ; préface de Bernard-Henri Lévy, postface de Fred Vargas.


[1] En 1988, la cour de Milan l’a condamné par contumace pour double meurtre – le surveillant de prison Antonio Santoro, Udine, 1978 et l’agent de police Andrea Campagna, Milan, 1979 – et complicité dans deux assassinats, perpétrés le 19 février à Santa Maria di Sala sur la personne du boucher Lino Sabbadin et du bijoutier Pierluigi Torreggiani.

[2] Cesare Battisti, Travestito da uomo, Bologne, Granata Press, 1993, p. 70.

[3] « Gladio est une organisation secrète faisant partie du réseau européen Stay Behind, née au début des années cinquante d’un accord entre la CIA et les services secrets italiens. Le but originel de l’organisation, composée de militaires mais surtout de civils obligés au plus strict secret, était de s’opposer armes à la main à l’éventualité que l’Italie tombe sous le contrôle du Parti communiste. Plus tard, ce furent les activités d’information sur la gauche qui devinrent prioritaires. L’existence de Gladio fut découverte vers la moitié des années soixante-dix par le magistrat chargé d’enquêter sur un mystérieux massacre de carabiniers à Peteano, mais elle ne fut officiellement admise qu’en 1990, d’abord par le chef du gouvernement Andreotti et ensuite par le président de la République Cossiga. » Valerio Evangelisti, « Qu’est-ce que Gladio ? », dans Fred Vargas, La vérité sur Cesare Battisti, Paris, Viviane Hamy, 2004, p. 105.

[4] Cesare Battisti, L’orma rossa, Turin, Einaudi, 1999 [1994], p. 169.

[5] Valerio Evangelisti, « Introduction » à L’ultimo sparo, Paris, Joëlle Losfeld, 1998.

[6] Enfant, le protagoniste écoutait les récits de maquisards faits par son père. « J’avais retenu l’essentiel de ces récits. Plus tard, lorsque ces dates devinrent des jalons de l’histoire dans les manuels scolaires, je m’aperçus immédiatement que quelque chose clochait. La version était différente, pas de victoire ce jour-là. Les maquisards avaient disparu et avec eux, leurs rêves de liberté. » Cesare Battisti, Le cargo sentimental, Paris, Joëlle Losfeld, 2003, p. 21.

[7] « L’action, passer à l’action, on ne faisait rien d’autre désormais. On aurait dit une guerre civile. » Ibid., p. 59.

[8] « Nous étions là, seuls, beaux, invincibles. Certes, il y avait de temps à autre les carabiniers qui nous poursuivaient mais ce n’était que des accidents de parcours qui ne nous empêchaient pas de nous sentir chaque jour plus proches. » Ibid., p. 61.

[9] Fred Vargas, La vérité sur Cesare Battisti, Paris, Viviane Hamy, 2004.

[10] Guillaume Perrault, Génération Battisti. Ils ne voulaient pas savoir, Paris, Plon, 2005.

[11] Ibid., p. 181.

[12] « La stratégie des avocats de Battisti, en charge de la défense de la plupart des autres réfugiés italiens, était logique et très compréhensible : tous les exilés des années de plomb bénéficiaient de la protection de la doctrine Mitterrand, mais tous n’étaient pas contumaces, et tous n’étaient pas innocents. Mettre en avant l’innocence de Battisti brisait donc la ligne solidaire d’une défense collective. Le bouclier devait convenir pour tous, et non pas pour un seul. Cette stratégie commandait de ne jamais évoquer son innocence, et de s’en tenir aux seuls arguments de la parole d’État, de l’autorité de la chose jugée et de la loi sur la contumace. Un petit groupe de réfugiés faisait lourdement pression dans ce sens, enjoignant Cesare de se taire. » (Fred Vargas, « Postface » à Ma cavale, Paris, Grasset, 2006, p. 358)

[13] « Peut-être François Mitterrand a-t-il eu tort de donner asile à tous les anciens terroristes ou présumés tels, condamnés en Italie, mais qui avaient renoncé à la violence. Et peut-être eût-il été plus sage de s’en tenir à la première version de sa désormais fameuse doctrine, celle qu’il avait formulée, le 22 février 1985, face au Premier ministre italien du moment, Bettino Craxi, et qui excluait du principe de cet asile ceux des anciens brigadistes dont un dossier sérieusement étayé indiquerait qu’ils s’étaient rendus coupables de crimes de sang. Mais voilà. Les choses sont ce qu’elles sont. Et ce sont neuf gouvernements successifs, de droite comme de gauche, qui ont entériné la décision d’accueillir sans exception, pour peu qu’ils aient déposé les armes, tous les anciens tenants de la “guerre révolutionnaire” en Italie. On ne peut pas, quand on est un État de droit, instaurer une règle, la confirmer au fil des décennies et, un beau jour, sans crier gare, annoncer qu’elle ne vaut plus. » Bernard Henri-Lévy, « Préface » à Ma cavale, Paris, Grasset, 2006, p. 9.

[14Ibid., p. 21.

[15Ibid., p. 41.

[16] Dans Ma Cavale, Battisti révèle avoir tourné la page avec l’idéologie révolutionnaire en 1978, lors de la mort d’Aldo Moro. C’est à partir de là qu’il déclare avoir quitté les PAC et avoir voulu les dissoudre, s’opposant ainsi à Mutti qui continuait sur la ligne dure du mouvement. En 1979, tandis que Battisti était arrêté au cours d’une vaste opération antiterroriste, Mutti intégrait Prima Linea, en devenait le chef en 1979, rebaptisait le groupe COLP. Mutti libère Battisti de prison avec un commando armé, désireux de relancer avec lui la lutte armée qui était alors fortement affaiblie par une répression policière renforcée. Battisti explique avoir refusé. En 1982, Mutti est arrêté, sa cellule démantelée.

[17Ma cavale, p. 150-151.

[18] Nous reprenons le concept de topos narratif tel qu’il a été défini par Max Vernet en introduction à l’ouvrage Étrange topos étranger, Québec, Presses de l’université Laval, 2003 : « Configuration narrative récurrente ».

[19] Serge Doubrovsky et Tzvetan Todorov, L’enseignement de la littérature, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, 22 au 29 juillet 1969, Paris, Plon, 1971 ; Serge Doubrovsky, Autobiographiques : de Corneille à Sartre, Paris, PUF, 1988.


Citer cet article :

Martine Bovo-Romœuf, « Cesare Battisti : roman noir
et mémoires de la désillusion politique », colloque Littérature et "temps des révoltes" (Italie, 1967-1980), 27, 28 et 29 novembre 2009, Lyon, ENS LSH, 2009, http://colloque-temps-revoltes.ens-lsh.fr/spip.php?article71