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Fortini et le discours sur la politique : « la poésie a quelque chose à dire »

Judith Lindenberg

Résumé

Personne peut-être, plus que Franco Fortini, n’a tenté, dans le sillage de son modèle Bertolt Brecht, de lier littérature et politique pendant les années soixante-dix en Italie : son recueil d’essai Questioni di frontiera porte comme sous-titre : « Scritti di politica et di letteratura. 1965-1977 », et couvre ainsi parfaitement l’enjeu et l’arc de temps proposés par cette journée d’étude. Nous voudrions montrer comment le rapprochement entre politique et littérature s’effectue non seulement au niveau de la pensée théorique développée dans les essais, mais trouve son terrain d’application dans la coexistence d’une écriture théorique et d’une écriture poétique chez Fortini. Ainsi, la présence conjointe du titre « L’ordine e il disordine », pour la section de Questioni di Frontiera rassemblant des articles sur 68 et contemporains des événements, et pour une poésie de la fin du recueil Questo muro, sensiblement de la même période - outre que ce titre indique une frontière décisive - apparaît emblématique de ce jeu de renvois des écritures mues par une même exigence concernant « la responsabilità del linguaggio », sur laquelle « la poesia ha qualcosa da dire » (« Contro il rumore », Questioni di frontiera). À partir de la poésie citée et de quelques poésies du recueil suivant Paesaggio con serpente, traitant thématiquement de l’actualité politique et de l’engagement, nous verrons comment ce postulat, exposé dans les essais, est mis en pratique.

Texte intégral

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Depuis l’après-guerre, la poésie occupe en France un espace confiné, en marge de l’Histoire. Pour reprendre ce que disait Yves Bonnefoy en 1984, « ce qui me frappe le plus, dans la poésie d’aujourd’hui, ce n’est pas l’affaiblissement de sa vigueur créatrice […], non, c’est celui de sa relation au groupe social : ce que l’on pourrait appeler sa capacité – ou son besoin, ou sa volonté – de communiquer avec le lecteur »[1]. Inversement, dans le sillage d’un Pasolini, plusieurs poètes de l’Italie de la seconde moitié du xxe siècle ont justement œuvré pour la réactivation de la relation du poète au groupe social.

Parmi eux, Franco Fortini (1917-1994) a représenté une figure exemplaire du double engagement poétique et politique. Marxiste dans l’Italie d’après-guerre, suivant la ligne du PCI pour ensuite s’en démarquer, Fortini n’a cessé de commenter la vie politique et intellectuelle de son pays. La période qui s’ouvre à la fin des années soixante et s’étend jusqu’à la fin des années soixante-dix a constitué, du fait de la politisation généralisée qui la caractérise, à la fois un moment culminant de prise directe de Fortini sur son époque, mais aussi, du fait de son expérience passée, de mise en perspective, au vu de ces nouveaux événements, de sa réflexion antérieure. Celle-ci nous est accessible à travers ses écrits qui se partagent à part égale entre la poésie et l’essai. Ce dédoublement de la forme ne va pas de pair avec une répartition binaire des motifs de l’écriture selon laquelle les motifs politiques se superposeraient à l’essai et les motifs poétiques à la poésie, mais marque au contraire une circulation entre la forme discursive de l’essai et une « poésie civile », passant justement par une redéfinition de la notion d’engagement. En ce qui concerne les essais, le recueil d’articles Questioni di frontiera, dont le titre et le sous-titre, Scritti di politica e di letteratura (1965-1977)[2], recoupent parfaitement la problématique du rapport entre littérature et années de plomb. Les recueils Questo muro (1962-1972) et Paesaggio con serpente (1973-1983), contemporains de Questioni di frontiera, constituent un contrepoint poétique pour interroger les échos d’un genre à l’autre, en particulier à travers quelques poésies « en prise » sur les événements. En effet, c’est à l’intérieur de ce jeu de renvoi que Fortini tente d’élaborer in fieri une écriture qui soit la plus à même de rendre compte des enjeux politiques et poétiques, indissociables entre eux et indissociablement liés à sa propre conception de l’engagement ; son œuvre, aussi bien poétique que théorique, se caractérise par ses prises de position constantes et son dialogisme : il ne cesse d’écrire sur, ou « à travers »[3] d’autres intellectuels contemporains dont la pensée l’influence et l’interroge.

Parmi les figures marquantes pour Fortini (outre Pasolini), une personnalité se détache et permet de le situer dans un plus vaste panorama européen : il s’agit de Bertolt Brecht, dont il fut le principal traducteur. Fortini découvre Brecht dès les années cinquante, à un moment où le dramaturge et poète allemand était encore peu connu en Italie. Ils se rencontrent à Milan lors de la première mise en scène de Giorgio Strehler, L’opéra de quat’ sous, en février 1956, année centrale au plan historique et en particulier pour le poète italien. La relation de Fortini à Brecht passe par la lecture des œuvres, et par cette forme particulière de lecture qu’est la traduction. À cette époque, il a déjà traduit, en collaboration avec sa femme Ruth Leiser, Mère courage et Sainte Jeanne des abattoirs, deux pièces parues en 1951 chez Einaudi.

Le travail de traducteur de Fortini d’après Brecht couvre par la suite tous les genres littéraires expérimentés par ce dernier[4]. Mais surtout, Brecht devient « l’un des points de référence privilégiés de Franco Fortini, sinon, au plan idéologique et esthétique, un interlocuteur idéal »[5]. Brecht constitue un modèle à la fois politique et littéraire dont l’influence, par le filtre des traductions, innerve aussi bien sa poésie que ses essais et se prolonge jusqu’à une époque où le poète allemand semble passé de mode en Italie. Rares sont les essais que Fortini lui consacre entièrement, mais la leçon brechtienne se donne comme référence constante de toute sa production. C’est principalement dans le rapport entre la politique et l’œuvre que Brecht se constitue en modèle, étant peut-être le seul capable d’écrire une poésie qui subvertit la langue du pouvoir. Ainsi, dans son introduction à l’anthologie des traductions brechtiennes Poésies et chansons, Fortini se concentre sur les problèmes techniques rencontrés dans sa tentative de faire passer la poésie de Brecht dans la langue poétique italienne : « È in questa direzione che Fortini opera uno sforzo “militante” nel senso più forte e alto del termine. »[6] On voit d’emblée, par l’usage de ce mot habituellement dévolu au champ politique, le déplacement qui s’instaure entre ce champ et celui du poétique. Ce militantisme-là vise à faire entrer dans « la lingua morta della borghesia », telle qu’il désigne la langue littéraire italienne depuis Dante, des formes aptes à exprimer sa pensée, en opposition au courant hermétique dominant la poésie des années d’après-guerre en Italie, jugé réactionnaire. Fortini appliquera cette leçon aux traductions des poésies de Brecht et à sa propre poésie, qui s’en inspire. Cela passe notamment par l’exposition de situations exemplaires qui offrent une certaine vision de la réalité, comme l’écrit Fortini à propos du poète allemand :

Il n’était pas nécessaire de posséder une oreille très avertie pour percevoir que plus sa poésie (lyrique ou dramatique) projetait des faisceaux de lumière « pratique » sur des assertions péremptoires, sur des principes généraux et des mots d’ordre, plus ces derniers perdaient leur fonction initiale et en découvraient d’autres, avec une polysémie réellement poétique[7].

L’idée d’un caractère mouvant du signifié, fondé sur l’utilisation du signifiant, va « contre l’engagement poétique », au sens où il est entendu habituellement, en tant qu’il ne s’agit pas de messages figés à transmettre mais d’un nouveau mode de lecture de ces derniers. À l’opposé d’une écriture coupée du réel, la poésie telle qu’elle est envisagée ici, parce qu’elle utilise toutes les dimensions du langage, est la plus à même de faire jouer sa polysémie. Dans un article de Questioni di frontiera, intitulé « Contro il rumore », il écrit :

Dietro la contesa su Brecht e dietro i suoi riflessi italiani sta qualcosa di diverso e più grave : una lotta per una prospettiva. Non è male ripeterlo : non sto parlando di uno scrittore morto quattordici anni fa […] Parlo della responsabilità del linguaggio […]. E qui, certo, la poesia ha qualcosa da dire[8].

Fortini prône l’ouverture de la poésie vers le non-poétique, profitable pour faire sortir cette dernière de son autoréférentialité[9], mais aussi et peut-être surtout pour fournir de nouveaux instruments au langage dans sa dimension politique. Il s’agit tout d’abord de porter une attention particulière à sa dimension poétique au sens large de Jakobson, c’est-à-dire à sa structure autant ou plus qu’à son contenu. Toujours dans le même article :

L’articolo, il volantino, la prefazione, queste parole che scrivo : i loro effetti secondari possono essere più decisivi di quelli primari. […] Un volantino dovrebbe essere scritto in modo da restare, almeno in parte, vero anche dopo una smentita politica.

La dichotomie effets primaires / effets secondaires peut être ramenée à celle entre contenu et structure, donnant à penser que c’est des moyens formels employés que le message tirera son efficacité, voire sa véracité. Mais surtout, au moment précis où Fortini énonce cette idée, sa prose elle-même se poétise : la période s’ouvre par une énumération rythmée qui peut faire penser à des vers au rythme ascendant, retombant en une scansion plus fluide après les deux points. Fortini emprunte à la poésie son rythme et la permanence de sa valeur, opposée à la caducité du message politique. L’emprunt des fonctions poétiques à des vues politiques vient lui aussi du poète et dramaturge allemand :

Tutta la ragione dell’immenso fascino che Brecht ha avuto su di me e la ragione di molti dei discorsi che sono venuto facendo in questi anni, è il sogno e il desiderio di una prosa che avesse, oltre alla brevità, la capacità di comunicazione estrema che hanno le poesie[10].

Cette capacité de communication est la place laissée au lecteur dans la compréhension et l’appropriation, par l’absence de commentaire, du texte. C’est donc cette dimension propre à la poésie, dont Bonnefoy déplorait l’absence dans la poésie française, qui est ici au contraire mise en exergue, comme élément fondamental des poétiques brechtienne et fortinienne. La tension du langage politique vers le langage poétique, tel que nous l’avons relevé précédemment dans un exemple ponctuel, s’accompagne en effet chez Fortini de tout un jeu d’échos entre les essais et l’œuvre. Ainsi « Contro il rumore », l’article de Fortini dont ont été tirés les passages que nous venons de citer concernant la responsabilité du langage et le rôle de la poésie, fait partie d’une section de l’essai Questioni di frontiera intitulée « L’ordine e il disordine ». C’est aussi le titre de la poésie qui clôt le recueil Questo muro. Celui-ci a comme période de gestation 1962-1968, tandis que la section homonyme comporte des articles qui vont de 1968 à 1976 : 1968 se donne donc comme l’année charnière de la problématique contenue dans ce titre. La poésie, en prose, finit ainsi : « La ragione dell’ordine, la dimostrazione del disordine, e tu règgile. L’uno che in sé si separa e contraddice, e tu fissalo ; finché non sia più uno. E poi torni a esserlo, e ti porti via. »

On remarque dans ce passage une fois encore la scansion très marquée par la place des virgules et le parallélisme de construction entre les deux premières périodes, jusqu’à leur chute sur deux termes proparoxytons, qui sont des impératifs : l’adresse au lecteur, présente dans ces deux impératifs et dans le pronom qui les précède, apparaît comme le point d’aboutissement des deux périodes sur lequel est mis l’accent, à la fois prosodique et sémantique ; de plus, cette chute intervient après un début en apparence impersonnel et objectif, de telle manière que l’irruption du tu provoque un effet de surprise. Une telle construction poétique articule dans le langage même la place dévolue au lecteur, en tant que sujet poétique/politique, ainsi que sa responsabilité et sa capacité d’intervention face aux événements, exprimée par la dichotomie du titre ordine/disordine. La troisième période contrebalance cette place en emportant le sujet, qui passe de pronom sujet à pronom objet (ti) dans le flux des événements. Fortini exprime ainsi dans le même mouvement le rôle politique du sujet et la relativité de ce rôle face aux événements. Le fait que cette composition soit en prose (ce qui constitue une exception dans la poésie de Fortini) la rapproche de la forme d’écriture des essais, dans lesquels on a pu trouver un type analogue, bien que moins poussé, d’usage de la langue dans sa dimension prosodique.

Ce type d’écho signifiant entre la poésie et les essais repose sur une concomitance chronologique (autour de l’année 1968) : tout se passe comme si Fortini déversait le contenu de ses réflexions dans deux vases différents, mais communicants, le choix de l’un ou de l’autre n’étant pas toujours celui que l’on attendrait par rapport au thème traité. Ainsi, pour « commenter » un des événements marquants de la période des années de plomb, à savoir le suicide contesté des membres de la RAF, Fortini choisit la forme poétique à travers une composition intitulée « Stammheim », du nom de la ville où ces derniers étaient emprisonnés et datée du 19 octobre 1977, c’est-à-dire contemporaine aux événements relatés. Là encore, la composition, en trois strophes, repose sur un jeu de répétition/variation : les deux premières strophes, qui parlent des membres de la RAF en les désignant par le pronom essi (le référent de ce pronom étant allusivement explicité par le titre), sont presque identiques, chacune commence par le même vers : « Essi hanno fatto quel che dovevano ». Elles comportent ensuite quelques variations qui en inversent le sens, telles que « Sono stati uccisi » / « Si sono uccisi », minime du point de vue du signifiant, mais contenant en germe deux discours radicalement opposés à l’origine d’un débat encore aujourd’hui non élucidé. La troisième strophe, selon un mécanisme dialectique déjà relevé dans la poésie L’ordine e il disordine, fait intervenir le noi, réunissant ici poète/lecteur en une reprise du même vers : « Noi abbiamo fatto quello che abbiamo dovuto » et continue : « […] / secondo gli ordini di due ordini secondo due leggi ».

La notion d’ordre telle qu’on la retrouve ici, et en regard du contenu qui précède sur l’interprétation de la mort des membres de la RAF, dévoile son double sens, à savoir ordre entendu comme commandement versus ordre entendu comme structure ou loi, cet ordre-là se dédoublant à son tour entre la loi de l’État et celle des terroristes. Là encore, il est possible de repérer un écho de cette poésie dans un essai datant de 1974 et intitulé Le ultime parole davanti alla corte, c’est-à-dire précédant de peu son traitement poétique, où Fortini écrivait à propos du procès du groupe Baader-Meinhof :

All’altro estremo, come si è detto, sta il rifiuto di avere un codice in comune con i giudici e con la società ; l’accusato rifiuta legittimità e competenza del giudizio, invoca una sua estraneità radicale, proclama un codice proprio.

C’est la même idée qui est exprimée dans « Stammheim » avec des moyens poétiques, à la fois condensés et ouverts à diverses interprétations, selon un usage polysémique du langage tel que Brecht le revendiquait.

Une autre dimension du rapport entre réflexion politique et écriture poétique, sans doute la plus répandue en général, est celle qui émerge d’une lecture différée des événements. Chez Fortini, l’année 1968, en plus d’être, comme on l’a montré, déterminante dans l’écriture de la poésie et des essais, symbolise a posteriori cette période, comme pour toute sa génération : ainsi de la poésie (non datée) intitulée « Settembre 1968 »[11], qui appartient au recueil Paesaggio con serpente (à la suite de Questo muro). Alors que le titre entre en résonance avec des événements politiques ayant trait à la question du militantisme, la poésie met en scène la tension entre le cours de la vie et l’irruption de ces événements, tension exprimée par l’alternance entre les strophes et l’usage de l’italique pour différencier les deux discours. En voici les deux premières strophes :

Quest’anno ne ripete molti altri. La venuta
del caldo, per esempio. Il grande caldo
si è tutto sfogato nella prima quindicina di luglio.

Gli studenti, le riunioni. Torino. Parigi. Berlino. I colpi
a Dutschke, sotto Pasqua. I giorni di maggio. La lotta
a Shangai. Ieri i russi a Praga ; o è da quindici
giorni, già da trenta giorni.

Outre le thème et la typographie, la temporalité qui régit les deux strophes n’est pas la même : cyclique dans la première, dans la seconde elle est au contraire linéaire et si ramassée qu’elle échappe au décompte, impression renforcée par la scansion martelée des noms et des syntagmes. La difficulté pour Fortini réside dans la tentative de restituer ces deux rythmes vitaux, en leur donnant une forme poétique communicative. Le même thème – la rencontre de la vie naturelle et du choc de l’histoire – avait déjà été abordé par Brecht dans une poésie intitulée « An di Nachgeborenen », traduite par Fortini sous le titre « A coloro che verranno » : « Quali tempi sono questi, quando / discorrere d’alberi è quasi un delitto, / perché su troppo stragi comporta silenzio ! »[12] Ce qui est exprimé par Brecht à travers une tension morale, presque sous forme d’aphorisme, devient chez Fortini juxtaposition de deux états coexistants. Dans les deux cas, le poète (Fortini versus Brecht) déplore qu’on ne puisse plus parler d’arbres, mais dans le même temps, selon une logique à double détente, il prend acte de cet état des choses et l’assume : on retrouve la posture déjà observée dans L’ordine e il disordine. C’est l’époque qui dicte au poète la conduite à suivre ; le ton lyrique coexiste avec la dimension morale du rôle de l’écrivain. La poésie dont sont extraits ces trois vers appartient aux Poésies de Svendborg, publiées dans leur traduction italienne en 1976. Les poésies du recueil Paesaggio con serpente, dont celle-ci, ont été écrites à la même période que cette traduction, confirmant l’influence du poète allemand sur une partie de la poésie de Fortini.

Plus encore que dans la forme discursive des essais, c’est en définitive au cœur même de la poésie que la clef du rapport Fortini/Brecht est inscrite. À la fin des années cinquante, à la période où ce dernier traduit, en collaboration avec sa femme Ruth Leiser, plusieurs œuvres de Brecht en prose et en poésie[13], Fortini intitule deux sections centrales du recueil Una volta per sempre[14], écrit entre 1959 et 1962, « Traducendo Brecht » (I et II). Dans la première de ces deux sections, une poésie portant ce même titre[15] concentre les éléments essentiels de cette relation poétique. Se parlant à lui-même, le poète se donne, dans la seconde strophe, l’injonction d’écrire :

Scrivi mi dico, odia
chi con dolcezza guida al niente
gli uomini e le donne che con te si accompagnano
e credono di non sapere. Fra quelli dei nemici
scrivi anche il tuo nome. Il temporale
è sparito con enfasi. La natura
per imitare le battaglie è troppo debole. La poesia
non muta nulla. Nulla è sicuro, ma scrivi.

L’écriture est liée à un climat d’hostilité, comme l’indiquent plusieurs mots à la rime (odia, nemici) : si le poète se compte lui-même parmi les ennemis, c’est parce que, comme l’indique Jean-Charles Vegliante, « la position du poète et celle du militant sans parti, comme souvent chez Fortini, coïncident là absolument »[16]. Cette double position, qui engendre un regard croisé de l’une sur l’autre (la réflexion sur la poésie informe l’engagement, l’engagement informe la poésie) et de là, un déplacement du rapport entre forme et contenu dans l’écriture (poétique de l’essai versus poésie politique), se retrouve ici thématisée à travers la figure du poète-militant se représentant à l’œuvre, sur le point d’écrire. Cette autoreprésentation apparaît comme le signe d’une conscience aiguë de son rôle et de ce qu’il implique de paradoxal. De là découle un impératif d’écriture indissociablement lié au doute : il faut écrire malgré cela et bien que la poésie ne change rien, mais peut-être aussi justement à cause de cela. L’allégorie de la nature ne suffit pas à représenter l’Histoire, et pourtant le poète l’utilise : dans la première strophe, il décrit un orage pendant lequel il écoute « morire / la parola d’un poeta o mutarsi / in altra, non più per noi, voce ». À travers la reprise du verbe mutare, la capacité de changement, déniée à la poésie à l’enjambement des deux derniers vers (« la poesia / non muta nulla »), apparaît tout d’abord ici positivement ; ce processus décrit, si l’on se réfère au titre, la pratique traductive qui « biaise avec cette place centrale, cette place du pouvoir, [et] nous assure d’un sens à venir, c’est-à-dire d’une direction »[17]. L’écriture dont il est question dans le poème est d’abord celle de la traduction, qui est partie de l’écriture tout court (seul le titre précise de quel scrivere il s’agit), mais se surajoute au processus de circulation des formes qui régit la pratique fortinienne de l’écriture, intervenant de même non seulement du point de vue du contenu (reprise de thèmes brechtiens analysée précédemment) mais aussi de la forme, à travers le processus de mutation de la parole décrit ici (et en d’autres lieux de son écriture[18]).

« Traducendo Brecht » : sous le double patronage du poète allemand (par son utilisation polysémique du langage) et de la traduction (par son ouverture constitutive sur l’autre), Fortini énonce le rôle de l’incertitude, constitutive aussi bien du langage que de l’engagement, dans cette composition qui vaut comme une déclaration de poétique.

 

Ce rapide parcours transversal entre les essais et la poésie de Fortini a tenté d’éclairer le travail d’écriture du poète relatif à sa réflexion sur l’engagement, en partant du principe que les formes d’écriture utilisées ne constituent pas des espaces clos, mais bien plutôt des vases communicants se nourrissant mutuellement. Les événements marquants de 1968 et des années qui suivent au niveau européen, comme l’invasion de Prague, l’attentat contre le leader du mouvement étudiant allemand Rudi Dutscke, ou encore la mort des membres de la bande à Baader (outre qu’ils dénotent le prisme allemand qui habite Fortini, comme dans les traductions), tous ces événements sont commentés par Fortini en une écriture multiforme qui rend inséparable la forme d’écriture utilisée de la réflexion en jeu.

La circulation entre la forme de l’essai et celle de la poésie (et de la traduction) concerne non seulement les thèmes, ce qui serait banal, mais aussi les formes mêmes de l’expression en une tentative de forger un langage qui soit le plus à même d’éveiller la conscience du lecteur et de l’impliquer dans une réflexion non seulement didactique mais dialectique, parachevé par une représentation métapoétique du rôle du poète-traducteur. Après Brecht, Fortini assigne à la poésie une valeur d’engagement aux antipodes d’un engagement de propagande, mais peut-être au plus près de ce que la poésie peut apporter au langage dans sa dimension politique.


[1] Yves Bonnefoy, La poésie et l’université, Fribourg, Éditions universitaires, 1984, p. 6.

[2] Franco Fortini, Questioni di frontiera. Scritti di politica e di letteratura (1965-1977), Turin, Einaudi, 1977.

[3] Pour reprendre le titre du dernier ouvrage de Fortini sur Pasolini, reprenant la relation intense et conflictuelle qui lia les deux poètes et sur laquelle nous reviendrons. Franco Fortini, Attraverso Pasolini, Turin, Einaudi, 1993.

[4] Par la suite, il traduira, toujours pour le même éditeur, Le roman de quatre sous en 1958, un recueil intitulé Poésies et chansons, Histoires de calendrier (tous deux en 1959), et enfin, plus tardivement, Poésies de Svendborg suivies du Recueil Steffin en 1976. Un choix de ces traductions se trouve dans l’anthologie des traductions de Fortini, dont le titre est emprunté à Brecht : Franco Fortini, Il ladro di ciliege, Turin, Einaudi, 1982.

[5] Jean-Charles Vegliante, « Fortini/Brecht de quat’sous, et quelques autres », Po&sie, n° 109, 2004, p. 125.

[6] Luca Lenzini, Il poeta di nome Fortini, Lecce, Manni, 1999, p. 136.

[7] « Donc sous peu sans mots la bouche » (échange Rémi Roche / Franco Fortini), Franco Fortini, Une fois pour toutes, poésie 1938-1985, trad. B. Siméone et J.-C. Vegliante, Lyon, Fédérop, 1986, p. 154.

[8] « Contro il rumore », Franco Fortini, Questioni di frontiera, op. cit., p. 86.

[9] « Uno dei segni di grandezza di un’opera di poesia e d’arte consiste nella sua capacità di scartare con un gesto gli “amici della poesia”, di puntare ai suoi “nemici”, ossia di accettare di mostrarsi nella propria dimensione non-letteraria e non-poetica. » « Poesia e antagonismo », Franco Fortini, Questioni di frontiera, op. cit., p. 147.

[10] Franco Fortini, Un giorno o l’altro, Macerata, Quodlibet, 2006, p. 419.

[11] Franco Fortini, « Settembre 1968 », Paesaggio con serpente, Turin, Einaudi, 1984, puis dans Fortini, Versi scelti, Turin, Einaudi, 1990, p. 246.

[12] Franco Fortini, « An die Nachgeborenen / A coloro che verranno », Il ladro di ciliege, op. cit., p. 76.

[13] Bertolt Brecht, Il romanzo da tre soldi, trad. F. Fortini et R. Leiser, Turin, Einaudi, 1958 ; idem, Poesie e canzoni, trad. F. Fortini et R. Leiser, Turin, Einaudi, 1959.

[14] Franco Fortini, Una volta per sempre, Milan, Mondadori, 1963.

[15] « Traducendo Brecht I », Franco Fortini, Versi scelti, op. cit., p. 131.

[16] Jean-Charles Vegliante, « Fortini/Brecht de quat’sous, et quelques autres », Po&sie, n° 109, op. cit., p. 126.

[17Ibid.

[18] Voir l’introduction à la traduction de Berthold Brecht, Poesie e canzoni, op. cit., ou encore la quatrième section de Fortini, « Sulla metrica e la traduzione », Saggi italiani, Bari, De Donato, 1974.


Citer cet article :

Judith Lindenberg, « Fortini et le discours sur la politique : "la poésie a quelque chose à dire" », colloque Littérature et "temps des révoltes" (Italie, 1967-1980), 27, 28 et 29 novembre 2009, Lyon, ENS LSH, 2009, http://colloque-temps-revoltes.ens-lsh.fr/spip.php?article145